Logo

"L’Afrique est un continent de potentiel"

Nommée ambassadrice à Abidjan, Anne Lugon-Moulin quittera son bureau dans l’aile ouest du Palais fédéral. VJ

DIPLOMATIE GRANGES (VEVEYSE)

Anne Lugon-Moulin, qui a grandi à Granges, en Veveyse, et qui a fréquenté le Cycle d’orientation de Châtel-St-Denis, est la nouvelle ambassadrice suisse en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone.

A cinq jours de quitter officiellement son poste actuel de cheffe de la division Afrique subsaharienne et francophonie au sein du Département des affaires étrangères, elle a reçu Le Messager dans son bureau à Berne.

Pour entrer dans l’aile ouest du Palais fédéral, à Berne, où se trouve le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), il faut montrer patte blanche… ou plutôt sa carte d’identité. L’huissier de la «loge» prévient mon interlocutrice de mon arrivée. Une collaboratrice vient me chercher à l’accueil. Nous traversons le sas de sécurité. Nous prenons un ascenseur, avant de traverser un long couloir gris et climatisé. Nous arrivons.

Sur la porte est inscrit en français: «Anne Lugon-Moulin, ambassadrice, cheffe de la division Afrique subsaharienne et Francophonie». Le bureau est dépouillé. Au mur, il ne reste que des petits clous qui laissent entrevoir que des tableaux y étaient accrochés, il y a encore quelques jours. Les étagères sont presque vides. Un seul carton est posé au sol.

Il faut dire que celle qui a grandi à Granges (Veveyse) et qui a fréquenté le Cycle d’orientation de Châtel-St-Denis est sur le départ. Ce mardi, Anne Lugon-Moulin quittera officiellement son bureau, avec vue sur la Berne fédérale et sur l’Aar, pour rejoindre, en septembre, l’ambassade suisse à Abidjan et ses vingtcinq collaborateurs.

Le Conseil fédéral l’a en effet nommée, en décembre dernier, au poste d’ambassadrice «extraordinaire et plénipotentiaire en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone». «En tant qu’ambassadeurs, nous sommes les seuls représentants du Gouvernement suisse, déclare Anne Lugon-Moulin. Nous portons le drapeau tous les jours sur le terrain. C’est une grande responsabilité.»

Trois élections présidentielles

Dans ces cinq pays, les défis pour Anne Lugon-Moulin ne manqueront pas. «Il y a une bonne présence du secteur privé suisse, note-t-elle. Il faut donc faire en sorte que nos entreprises puissent travailler dans des conditions normales, qu’elles aient accès à une main-d’œuvre qualifiée, qu’elles puissent fonctionner avec des règles de concurrence normales.» L’autre aspect est plus politique: «La Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et la Guinée vont avoir leur élection présidentielle l’année prochaine. Cela nous concerne aussi. L’un ou l’autre contexte peut être fragile. Nous devons donc veiller à la sécurité de nos ressortissants dans ces pays. Il faut encourager ces pays à maintenir les standards de gouvernance et de droits de l’homme.» Au Burkina Faso, la Direction du développement et de la coopération gère un très gros programme de coopération (environ 25 millions de francs suisses), qu’il faut accompagner dans les moments importants.

Anne Lugon-Moulin, 47 ans, souhaite surtout mettre un accent particulier sur la filière du cacao. En effet, à Abidjan se trouve l’Organisation internationale du cacao. «Des producteurs aux consommateurs, il y a la chaîne du chocolat en Côte d’Ivoire. C’est un atout pour aider à la fois nos entreprises suisses actives dans ce domaine et favoriser les meilleures conditions de travail sur place.»

Si la collaboration entre la Suisse et l’Afrique de l’ouest existe déjà, notamment avec un centre de recherche scientifique sur les maladies tropicales et soutenu par le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation, Anne Lugon-Moulin souhaite qu’elle s’accentue. «Pour les Africains, le contact humain est important: rencontrer leurs pairs. Il faut les prendre au sérieux. Il faut aussi les inviter en Suisse. C’est comme cela que nous pourrons créer des liens de confiance et que nous arriverons ensuite à développer nos relations.»

Ne pas se formaliser du titre

Cette nomination en tant qu’ambassadrice est une sorte de consécration, pour une femme qui est arrivée de «façon transversale», comme elle le dit, à la diplomatie, même si Anne Lugon-Moulin ne se formalise pas du titre. «Humainement, rien n’a changé. Ce qui évolue, c’est la manière dont certaines personnes vous perçoivent dans le domaine professionnel. Les gens vous appellent par votre titre: “Madame l’ambassadeur” voire “Excellence”, surtout en Afrique. Il faut garder à l’esprit que ce n’est qu’un titre.»

Sans détour, elle déclare qu’elle va regretter son poste à Berne. «Etre au centre de la prise de décision tout en étant créatif, c’est gratifiant.» Elle estime que, jusqu’à peu d’années en arrière, il y avait peu d’intérêt pour l’Afrique. «Nous connaissions l’Afrique comme le continent récipiendaire d’aide et c’est tout. Mais, depuis quelques années, nous avons développé les accords économiques, fiscaux ou encore les visites d’officiels. Il y a eu un large développement des relations entre la Suisse et les pays africains. Pouvoir observer cette évolution, c’était magnifique.» Après six ans à la tête d’une division géographique, «une certaine fatigue s’est installée, estime-t-elle. Je suis prête à passer à autre chose et je suis contente de ce qui a été fait. J’ai l’impression d’avoir accompli ma tâche, d’avoir laissé une minitrace.» Laquelle? «Avoir laissé l’idée que l’Afrique est un continent de potentiels, tout en n’étant pas naïf sur les défis qui le concernent.»

Trois ans au Rwanda

Après une licence universitaire en sciences économiques et sociales à l’Université de Fribourg, Anne Lugon-Moulin entame un master en économie du développement en Angleterre. «Très vite, à l’Université, j’ai senti que ce qui me passionnait, c’était l’économie politique et toutes les dynamiques internationales au-delà de la Suisse», se souvient-elle. Puis elle est engagée à l’Office fédéral des questions conjoncturelles, l’actuel SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie).

«Le monde est trop petit si je me restreins à ce qui est discuté en Suisse. J’aime mon pays. Mais il faut que mon cadre mental puisse s’ouvrir sur l’extérieur.» En 2001, elle part donc pour trois ans au Rwanda en tant que chargée du Programme alimentaire mondial des Nations Unies. Elle y rencontrera son mari, dont elle est divorcée aujourd’hui.

«Je voulais absolument aller en Afrique pour une expérience de longue durée. Je n’arrive pas à l’expliquer par des critères rationnels. C’était un truc qui venait de mes tripes. Il fallait que je parte. J’ai toujours eu un attrait pour ce continent, tout en étant en souci pour lui.» Au Rwanda, elle est confrontée à une population encore marquée par le génocide de 1994.

Sur place, elle s’occupe d’un projet pour la lutte contre le VIH/sida. «Nous étions dans le maximum du taux de prévalence du sida en Afrique. J’ai vu des situations absolument catastrophiques et misérables, ça m’a beaucoup marquée: des gens qui vivaient sur deux mètres carrés en terre battue, pas de médicament, plus que la peau sur les os et honnis par leur communauté. C’était très fort.» Elle souligne que, depuis, «d’énormes progrès» ont été faits.

A son retour en Suisse, elle garde un pied en Afrique avec le poste qu’elle décroche à la Direction du développement et de la coordination (DDC) de la Confédération. S’ensuit un crochet de deux ans dans un institut para-universitaire, avant de revenir à la DDC, où elle est nommée cocheffe de la Division communauté des Etats indépendants, soit les pays de l’ex-URSS et de l’Asie centrale. Puis elle devient, en 2013, cheffe de la division Afrique subsaharienne et Francophonie, auprès de la Direction politique, une entité du DFAE. Elle supervise alors une quinzaine de collaborateurs à Berne et seize ambassadeurs sur le terrain.

Son rôle? «Je façonne, dans la limite du possible, la politique étrangère suisse en Afrique et je coordonne cette politique, ici, à Berne. J’ai un certain contrôle sur ce que les ambassades suisses en Afrique font. Je donne des impulsions, par exemple, des voyages de conseillers fédéraux ou de parlementaires en Afrique.»

Elle sait qu’en 2023 elle devra quitter son poste à Abidjan. C’est la règle pour les ambassadeurs, qui changent d’affectation tous les quatre ans. «Si je dois vraiment me projeter, je dirais que, à ce moment-là, j’aurai fait dix ans uniquement sur l’Afrique. J’aurai peut-être envie de me relier à l’Europe de l’Est, que j’avais déjà couverte avant. Mais tout est possible.» A la fin de l’entretien, Anne Lugon-Moulin me raccompagne. On repasse par un sas de sécurité pour sortir de l’aile ouest du Palais fédéral.

Valentin Jordil


Une enfance grangeoise
Arrivée à Granges (Veveyse) en 1982, Anne Lugon-Moulin a effectué la fin de son école primaire dans le village voisin d’Attalens, puis son école secondaire à Châtel-St-Denis. «J’ai beaucoup aimé l’école primaire, surtout la 5e. Je venais d’arriver. L’école secondaire, j’ai trouvé plus difficile. Car c’est le début de l’adolescence, on n’est pas forcément sûr de soi.» Elle a ensuite continué ses études au Collège du Sud, à Bulle. «J’aimais rentrer le soir et les week-ends chez mes parents, qui sont toujours à Granges. D’ailleurs, j’ai toujours beaucoup de plaisir à revenir à Granges. La vue sur Teysachaux, c’est beau. Je ne me rendais pas compte quand j’étais enfant, à quel point c’était calme. C’est très reposant.» A 20 ans, elle quitte le nid familial pour s’installer à Fribourg, où elle réside toujours, pour poursuivre ses études à l’Université. Elle ne regrette pas d’être partie de Granges. L’appel du large était visiblement trop fort. VJ

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus